À propos de la lecture du livre Le Lait noir d’Elif Shafak

Auteur: Vahedyar Afsaneh

Le mode de vie des écrivains diffère de celui des gens ordinaires. L’écriture, en tant qu’activité mentale, accapare sans cesse l’esprit de l’auteur. Les écrivains professionnels cherchent généralement à préserver leur équilibre intérieur en s’isolant, en se réfugiant dans la solitude, afin d’éloigner leur esprit de la dispersion et du désordre pour mieux avancer dans leur travail. Dans une société patriarcale, avec la division genrée du travail, cela reste une tâche aisée pour un homme. Mais que dire lorsqu’on est une femme, mariée, et que la passion d’écrire vous dérobe le sommeil ?

Avez-vous déjà songé à ces femmes qui, tout en travaillant à l’extérieur, doivent, selon la norme sociale, assumer la gestion du foyer et l’éducation des enfants, et qui écrivent malgré tout ? Ne pensez-vous pas qu’il est particulièrement difficile de mener de front ces trois charges ?

Il n’est donc pas surprenant que nombre de femmes de lettres, après leur mariage, produisent moins, voire renoncent à l’écriture. Cumuler un emploi, les responsabilités domestiques et l’activité littéraire est une tâche exténuante. Voilà pourquoi, dans l’histoire, la production écrite des femmes a été limitée et pourquoi l’on compte si peu de grandes auteures. La répartition inégale des rôles, confiant aux femmes l’éducation des enfants et les travaux domestiques, les a privées de la possibilité de se consacrer à l’art et à la littérature. Virginia Woolf affirmait avec justesse : « Si Shakespeare avait eu une sœur du même génie, elle n’aurait jamais eu la chance de devenir Shakespeare, prisonnière de sa condition de femme (maternité, gestion du foyer, etc.) » (Chamissa, 2018 : 274).

Les tâches domestiques, parce qu’elles sont chronophages, ont constitué l’un des principaux obstacles à l’épanouissement des femmes à travers l’histoire. Durant ces deux dernières décennies, les femmes afghanes ont tenté de briser cette répartition inéquitable. Elles pensaient que si les fondations du système éducatif changeaient, les générations futures de femmes connaîtraient une vie meilleure. Certaines soutenaient que les manuels scolaires du ministère de l’Éducation véhiculaient stéréotypes et discriminations sexistes. Des recherches menées sur les manuels du primaire ont mis en évidence, arguments à l’appui, toutes les représentations assignant la gestion du foyer aux femmes et l’espace public aux hommes. Ces chercheuses ont réclamé leur révision, en vain. Les manuels publiés en 2019 restaient fortement genrés et la séparation entre sphère privée et publique s’y trouvait toujours renforcée. Modifier ces mentalités demande du temps : il faut que la conscience collective évolue pour que les hommes se sentent aussi responsables que les femmes des tâches domestiques et de l’éducation des enfants.

Hélas, de la même façon que les travaux ménagers ne sont pas reconnus comme un métier, l’écriture, dans notre société, ne procure pas non plus de revenus suffisants. L’écrivain est contraint d’exercer un autre emploi pour faire tourner la roue de la vie quotidienne. Voilà l’une des raisons pour lesquelles l’écriture demeure marginale dans notre société et pourquoi nous comptons si peu d’auteurs véritablement professionnels. Pourtant, certains continuent d’écrire avec passion, sans attendre de contrepartie, offrant gratuitement leurs œuvres aux lecteurs.

Jusqu’à une époque récente, les femmes, soumises aux contraintes imposées par une société patriarcale, ont rarement pu créer des œuvres artistiques et littéraires. Mais, heureusement, au cours du dernier siècle, de nombreuses écrivaines remarquables ont vu le jour dans plusieurs pays. La production littéraire des femmes a sa singularité ; sa lecture, par un public féminin, suscite un vif intérêt et un profond sentiment d’identification. Les textes à dimension confessionnelle ou ceux qui proposent une narration spécifiquement féminine possèdent une force particulière. Comme les femmes ont rarement eu l’occasion d’écrire avec un regard féminin, leurs textes, lorsqu’elles le font, sont riches en nouveautés et en révélations.

Le Lait noir est un livre autobiographique de la célèbre écrivaine turque Elif Shafak. L’auteure y relate ses préoccupations à l’aube de la maternité. La grossesse et la venue d’un enfant bouleversent l’équilibre d’une vie ; et pour une écrivaine dont la préoccupation essentielle est l’écriture, cette expérience, malgré toute la douceur qu’elle apporte, s’accompagne de confusion et de désarroi. Outre les dialogues intérieurs qu’elle entretient avec ses multiples « moi », Shafak évoque les envies de grossesse, les croyances superstitieuses telles que l’Al et la femme enceinte, ainsi que la dépression post-partum, tout cela vu par les yeux d’une femme. Elle rappelle aussi, au fil du récit, les difficultés que les femmes artistes ont dû affronter dans l’histoire, soulignant combien les écrivaines ont payé cher leur droit d’écrire. Dans une société patriarcale, l’organisation de la vie ne laisse pas aux femmes un espace favorable à l’écriture. Pour se consacrer à leur art, elles doivent employer une aide domestique, ce qui suppose indépendance financière et capital. Le lecteur comprend, à travers ce livre, combien la richesse joue un rôle essentiel dans la disponibilité pour la littérature. Virginia Woolf, par exemple, outre « une chambre à soi », disposait d’une cuisinière, d’une domestique, d’un majordome et d’un jardinier. Elle avait l’habitude de noter sur de petits papiers les tâches à leur confier, trouvant cette méthode plus économique en temps que de s’adresser directement à eux.

À la fin de ce livre, le lecteur en vient à souhaiter que les femmes écrivent davantage, qu’elles livrent plus de récits de leur monde intime, afin que les hommes comprennent mieux l’univers féminin et que les femmes elles-mêmes puissent approfondir leur regard sur leur vie et leur condition.

Je terminerai ce texte par ces lignes tirées du livre :

« Parfois, la plus grande récompense pour une écrivaine n’est pas de recevoir des prix littéraires prestigieux comme le Booker ou l’Orange Prize, mais de trouver une nourrice attentive et dévouée pour son enfant. » (Shafak, 2017 : 67)

« Les écrivaines commencent la partie avec sept zéros de retard. » (ibid., 45)

Références

  1. Shafak, Elif. (2017). Le Lait noir. Traduit par Shaliz Fadaeiniya et Siamak Taghizadeh, Téhéran : Nashr-e Molikan.
  2. Chamissa, Sirus. (2018). Les écoles littéraires. 11ᵉ édition, Téhéran : Qatre.

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